Ce qui est extraordinaire, c’est que rien n’ait été fait pour masquer cette divergence et camoufler ce désaccord entre l’Office dirigé par Alain Berset et le Conseil fédéral. Ce message semble au contraire avoir été rédigé pour que cette divergence crève les yeux.
Le 26 août 2020, le Conseil fédéral adressait aux chambres fédérales son Message concernant l'initiative populaire « Oui à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac (enfants et jeunes sans publicité pour le tabac) » dans lequel il prenait position pour le rejet de cette initiative.
Ce message du Conseil fédéral est plutôt surprenant : il est constitué de deux parties clairement distinctes qui se contredisent mutuellement.
La première partie - plus de 90% du texte du message - consiste en un plaidoyer bien argumenté, avec des informations factuelles et des références scientifiques, en faveur de l’initiative. Elle se termine par la conclusion suivante : « L’initiative peut clairement être approuvée du point de vue de la santé publique. »
La deuxième partie n’a, quant à elle, pas de caractère factuel. Elle commence par balayer de la main tout ce qui est dit dans la première partie, invoquant, sans plus de précision, la nécessité « de mettre en balance les intérêts de la santé et ceux de l’économie ». Avec une candeur déconcertante, les rédacteurs de cette deuxième partie motivent leur décision de rejeter l’initiative en disant que celle-ci « va trop loin » parce qu’elle n’est pas « acceptable pour l’industrie du tabac ».
Il est vraisemblable que ce texte ait été rédigé en deux temps. La partie favorable à l’initiative a de toute évidence été rédigée par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), qui, appliquant une approche fondée sur les preuves, ne pouvait que constater les bénéfices de l’initiative pour la santé publique par rapport à la loi adoptée par le parlement. La deuxième partie, purement politique, donne l'impression d'avoir été ajoutée à la fin du texte de l’OFSP, sans se soucier de ses conclusions et au mépris de la cohérence, pour communiquer la décision collégiale du Conseil fédéral, dominé par les partis bourgeois, de rejeter l’initiative afin de protéger les intérêts de l’industrie du tabac.
Ce qui est extraordinaire, c’est que rien n’ait été fait pour masquer cette divergence et camoufler ce désaccord entre l’Office dirigé par Alain Berset et le Conseil fédéral. Ce message semble au contraire avoir été rédigé pour que cette divergence saute aux yeux.
Serait-ce là une façon pour Alain Berset de nous communiquer son désaccord avec ses collègues du Conseil fédéral sans avoir l’air de rompre le principe de collégialité ? On peut légitimement le supposer.
Les principaux points des deux parties du message sont résumés ci-dessous, à l’aide d’extraits verbatim du message.
Extraits principaux du message du Conseil fédéral du 26 août 2020
Message concernant l'initiative populaire «Oui à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac (enfants et jeunes sans publicité pour le tabac)
PREMIERE PARTIE |
L’initiative
L'initiative est présentée sous la forme d'un projet rédigé. Le Conseil fédéral ne lui oppose pas de contre-projet.
Validité
L'initiative remplit les critères de validité énumérés à l'art. 139, al. 3, de la Constitution:
elle obéit au principe de l'unité de la forme, puisqu'elle revêt entièrement la forme d'un projet rédigé;
elle obéit au principe de l'unité de la matière, puisqu'il existe un rapport intrinsèque entre ses différentes parties;
elle obéit au principe de la conformité aux règles impératives du droit international, puisqu'elle ne contrevient à aucune d'elles.
Situation actuelle: tabagisme, publicité et impact sur la jeunesse
Le tabagisme représente une forte charge pour la société. En Suisse, la proportion de fumeurs n’a pas changé ces 10 dernières années et stagne à 27 %.
Près de la moitié (46 %) des fumeurs actuels ont commencé à fumer quotidiennement avant l'âge de 18 ans.
La moitié des personnes qui fument régulièrement meurt prématurément.
9500 personnes décèdent chaque année en Suisse des suites du tabagisme
Les coûts annuels s’élèvent à 5,6 milliards de francs, dont 1,7 milliard est imputable aux coûts directs (coûts de traitement) et 3,9 milliards sont imputables aux coûts indirects (pertes de productivité)
La publicité pour les produits du tabac fait appel à des valeurs auxquelles aspirent les jeunes : le goût de l’indépendance, du risque et de l’aventure, l’attirance sexuelle ou la rébellion.
Une grande étude réalisée en Allemagne a montré que des adolescents fortement exposés à la publicité pour les produits du tabac ont 46 % de risque en plus de fumer que ceux qui y sont le moins exposés.
Une étude suisse montre que les jeunes sont très exposés à la publicité pour les produits du tabac dans la rue (affiches, cendriers, kiosques etc.) même s’ils n’ont pas conscience de la voir.
En 2019, 13,3 millions de francs ont été consacrés à la publicité pour les produits du tabac, dont 6,6 millions pour la publicité dans la presse et 5 millions pour l’affichage, ce qui représente à peu près 0,3 % des dépenses pour toute la publicité en Suisse.
L'Office fédéral de la santé publique (OFSP) étudie depuis 2003 l'attitude de la population face au thème de «l'interdiction très large de la publicité pour le tabac à l’exception des points de vente». Le taux d'approbation le plus récent, en 2018, était de 64 % de la population âgée de 15 ans et plus.
La convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT)
La convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) est entrée en vigueur en 2005. Elle a été élaborée suite à la forte augmentation, au niveau mondial, des maladies et décès liés à la consommation de tabac et réaffirme le droit de tout être humain d'atteindre le meilleur état de santé possible. La CCLAT représente un jalon dans l’amélioration de la santé publique et apporte une dimension juridique nouvelle à la coopération internationale en matière de santé. Elle inclut un train de mesures complet permettant de restreindre à l’échelle mondiale les conséquences négatives de la consommation de tabac pour la santé et l’économie.
Le projet LPTab de 2018 ne permet pas de ratifier la CCLAT.
Lancement de l'initiative
Un comité d'initiative composé de membres d'organisations suisses de santé a lancé, le 20 mars 2018, l'initiative populaire « Oui à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac (enfants et jeunes sans publicité pour le tabac) ». Plus d'une quarantaine d'organisations de santé de Suisse soutiennent l'initiative. Outre l'Alliance pour la santé en Suisse, il s'agit en particulier des Médecins de famille et de l'enfance Suisse, de l'Association suisse pour la prévention du tabagisme, de la Ligue suisse contre le cancer, de la Ligue pulmonaire suisse, de la Fédération des médecins suisses et de Pharmasuisse. Le Conseil Suisse des Activités de Jeunesse est également impliqué.
Buts visés par l’initiative
Le but des auteurs de l'initiative populaire est de protéger les enfants et les jeunes contre la publicité pour le tabac et de leur permettre de grandir sainement. Pour cela, la Confédération et les cantons doivent promouvoir la santé des enfants et des jeunes et toute forme de publicité pour les produits du tabac qui « les atteint » doit être interdite.
Étant donné que les jeunes fument plus souvent que le reste de la population, la publicité joue un rôle important. Des études scientifiques prouvent que les jeunes qui sont souvent exposés à la publicité pour le tabac ont plus de risque de devenir fumeurs.
Les multinationales du tabac appâtent les jeunes avec la publicité, des actions de promotion et de parrainage. Cela explique pourquoi elles sont souvent présentes à des concerts, des fêtes et des festivals. Les jeunes sont particulièrement sensibles à la féérie, à la légèreté, au succès et au sex-appeal que la publicité véhicule. Ils perçoivent alors ces entreprises comme des promoteurs culturels et des acteurs bienveillants et développent une image positive des produits du tabac. En outre, les offres promotionnelles («trois paquets de cigarettes pour le prix de deux») sont un autre moyen d'attirer les jeunes, car ils sont particulièrement sensibles au prix.
Les initiants estiment également que la réglementation sur la publicité pour le tabac est trop laxiste et que le projet de loi sur les produits du tabac de 2018 ne prévoit pas de mesures efficaces en matière de prévention du tabagisme. Les coûts pour la collectivité, occasionnés par les pertes de production pour cause de maladie, chômage, invalidité ou décès précoce, sont extrêmement élevés. De plus, la majorité de la population serait favorable à une protection accrue et soutiendrait une interdiction de parrainage des manifestations culturelles et sportives par l'industrie du tabac.
Appréciation de l’initiative
Le tabagisme, un problème de santé publique reconnu.
Le tabagisme représente la première cause évitable de décès en Suisse. Comme le présent message l'explique en détail [plus haut], il s'agit d'un problème de santé publique important.
L’initiative a pour objectif que les enfants et les jeunes grandissent sans publicité pour le tabac. Cela accroîtrait leurs chances de ne pas développer de dépendance aux produits du tabac ni à la nicotine des cigarettes électroniques tout au long de leur vie. Cela entraînerait une baisse de la part de fumeurs à moyen et à long terme et contribuerait à résoudre les problèmes de santé publique posés par la consommation de tabac et la dépendance à la nicotine.
Buts et revendications de l'initiative
L'objectif de l'initiative populaire est de contribuer au développement sain des enfants et des jeunes.
Comme près de la moitié des fumeurs commencent à fumer quotidiennement avant l’âge de 18 ans, l'initiative améliorerait également la santé de la population adulte à long terme.
Le Conseil fédéral approuve l'orientation générale de l'initiative populaire, car elle contribuerait à améliorer la santé publique en Suisse.
Une récente étude comparative de 36 pays européens (Tobacco Control Scale 2019) a aussi montré que les normes internationales ont changé et qu'il est nécessaire d’agir en Suisse. La Suisse figure en effet à l’avant-dernière place du classement dans l’application de mesures efficaces de contrôle du tabac. Cette situation s’explique notamment par le peu de restrictions de la publicité pour le tabac.
Conséquences en cas d'acceptation
Les règles proposées par l’initiative devraient entraîner des restrictions plus radicales de la publicité pour les produits du tabac que celles prévues par le projet du Conseil fédéral de 2015. On peut donc raisonnablement estimer que les conséquences positives sur la santé et l’économie seraient plus importantes que celles calculées dans l’analyse d’impact de la réglementation (AIR) de 2015.
Avantages et inconvénients de l'initiative
L’initiative peut clairement être approuvée du point de vue de la santé publique. En effet, une meilleure protection des jeunes contre la publicité pour les produits du tabac est souhaitable afin de protéger leur santé. Les jeunes sont particulièrement influençables et sensibles aux messages publicitaires. Près de la moitié (46 %) des fumeurs ont commencé à fumer tous les jours lorsqu’ils n’étaient pas encore majeurs. Ils sont en outre très exposés à la publicité pour les produits du tabac.
Avec une interdiction très large de la publicité pour les produits du tabac, l’initiative aurait un impact positif non seulement sur la santé des mineurs mais aussi sur la santé de l’ensemble de la population. Cela permettrait également de diminuer les coûts du tabagisme qui sont particulièrement élevés.
De plus, l’initiative rendrait la ratification de la CCLAT possible, ce qui demeure un objectif du Conseil fédéral depuis sa signature en 2004.
Comme l’a révélé l’analyse s’impact de la réglementation (AIR) sur le premier projet LPTab de 2015, qui n’a pas été retenu, les interdictions de publicité contribuent à la réduction du nombre de fumeurs. Les coûts sociaux du tabagisme diminuent ainsi de plusieurs centaines de millions de francs chaque année. La présente initiative prévoit des restrictions publicitaires encore plus strictes que la LPTab de 2015 et réduirait donc encore davantage les coûts du tabagisme.
Certaines entreprises – actives dans la fabrication, la distribution ou le marketing des produits du tabac et des cigarettes électroniques– perdraient en outre des revenus. D’après l’analyse d’impact de la réglementation (AIR), cela pourrait entraîner le transfert de places de travail du secteur du tabac vers d’autres secteurs économiques, car l’argent qui n’est pas dépensé pour les produits du tabac le serait à d’autres fins de consommation (effet de répartition).
Compatibilité avec les obligations internationales de la Suisse
L’initiative et les éventuelles nouvelles restrictions à la publicité, au parrainage et à la promotion qui en découleraient en cas d’acceptation sont compatibles avec les obligations de la Suisse résultant d’accords internationaux. L’initiative est également conforme aux engagements de la Suisse à l’égard de l’UE, ainsi qu’aux objectifs visés par sa politique européenne.
L'initiative est en particulier compatible avec la Convention de l’ONU du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant34 approuvée par l’Assemblée fédérale le 13 décembre 1996. La convention a été ratifiée par la Suisse le 24 février 1997 et est entrée en vigueur le 26 mars 1997.
Conclusion
Le Conseil fédéral reconnaît que l'initiative vise un problème de santé publique. Le tabagisme est responsable de près de 15 % des décès et représente ainsi la première cause évitable de décès en Suisse. Près de la moitié des fumeurs commence à consommer du tabac à l'adolescence. Une meilleure protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour les produits du tabac est par conséquent souhaitable.
Des mesures sont aussi nécessaires au regard des coûts élevés occasionnés par le tabagisme, aussi bien pour le système de santé que pour l'économie.
DEUXIÈME PARTIE |
Pour le Conseil fédéral, il s’agit toutefois de mettre en balance les intérêts de la santé et ceux de l'économie.
L’initiative exige l’interdiction de toute publicité qui atteint les jeunes. Une restriction aussi large de la publicité va trop loin.
Le Conseil fédéral a déjà exprimé sa volonté de restreindre la publicité dans une mesure acceptable pour l’industrie du tabac.
C’est pourquoi il rejette l’initiative.
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2022.01.29/pad