Le Tribunal administratif fédéral a sévèrement rejeté les arguments des multinationales, avec des mots très forts, comme « griefs mal fondés », « allégations nullement expliquées », allant même jusqu’à dire que leur position « frise la mauvaise foi. »
Le Tribunal administratif fédéral a statué : la direction des douanes doit fournir à OxySuisse des informations sur les prix de vente des différentes marques de cigarettes pour 2014 et 2015. Après trois ans de résistance acharnée de la part des multinationales du tabac opérant en Suisse, British American Tobacco (BAT), Japan Tobacco International (JTI) et Philip Morris (PMI), le tribunal leur a donné tort sur toute la ligne. Notre association, OxySuisse, qui milite pour la prévention du tabagisme et pour la défense des droits des fumeurs, soupçonne une entente sur le prix des cigarettes entre ces trois compagnies et veut enquêter.
Dans un arrêt daté du 1er mai, le Tribunal administratif fédéral a sévèrement rejeté les arguments des multinationales, avec des mots très forts, comme « griefs mal fondés », « allégations nullement expliquées », allant même jusqu’à dire que leur position « frise la mauvaise foi ». Le tribunal n’épargne pas non plus les douanes, dont l’avis n’est « guère compréhensible ».
L’industrie du tabac réalise des bénéfices substantiels en Suisse : dans aucun autre pays d’Europe, les producteurs ne gagnent autant d’argent par paquet de cigarettes. Un bénéfice brut record de 3,65 CHF est réalisé par paquet (de la marque la plus vendue). À titre de comparaison, en France, le bénéfice brut sur le même paquet, qui est vendu 10 €, est 1,57 € (voir Table 1). Et malgré ces bénéfices faramineux, les cigarettiers continuent sans cesse d'augmenter leurs prix. Rien qu’entre 2013 et 2019, le prix du paquet le plus vendu a augmenté de 8,5 %.
Suisse | Allemagne | France | |
---|---|---|---|
Prix de vente au détail | CHF 8,90 | € 6,70 | € 10,00 |
Bénéfice brut (producteur et commerce | CHF 3,65 | € 2,21 | € 1,57 |
Le grand public n’a généralement pas conscience de cette différence, car la taxation globale des produits du tabac est faible en Suisse comparativement à la plupart des pays européens.
Si la suspicion d’une entente sur les prix des cigarettes entre les multinationales du tabac opérant en Suisse était avérée, les mesures suivantes devraient être prises :
Première page de l'arrêt du Tribunal administratif fédéral
(Cliquer sur l'image pour télécharger l'arrêt))
Avec une telle perspective, on comprend pourquoi ces multinationales ont mis autant d'acharnement pour empêcher que des informations susceptibles de révéler une éventuelle entente ne soient rendues publiques. L’une des multinationales a d’ailleurs déclaré au tribunal qu’ « il est hautement probable que la divulgation des informations requises aura comme impact d'entacher sa réputation. »
Selon Pascal Diethelm, président d'OxySuisse, « la Suisse doit sans attendre adopter une politique fiscale sur le tabac qui donne la priorité à la protection de la santé et mette en œuvre la recommandation de l’OMS d’une taxation minimum de 70 %, ne permettant pas, en particulier, aux compagnies de vendre des cigarettes bon marché, qui entraînent une augmentation du tabagisme chez les jeunes. »
L’adaptation de l’impôt sur le tabac en Suisse est bloquée depuis 2013. Alors que dans tous les pays voisins de la Suisse, les taxes sur le tabac dépassent largement le taux recommandé par l’OMS, le Conseil national et le Conseil des États refusent de prendre des mesures correspondantes, le but étant d’éviter que le prix du tabac devienne « dissuasif pour la consommation » [1], ce qui revient à en rejeter l'objectif de prévention.
L'absence de politique fiscale du tabac en Suisse est doublement désastreuse : sur le plan de la santé publique, évidemment, et sur le plan des recettes de l'impôt, car elle induit une perte fiscale d’au moins 200 millions de francs par année (voir Table 2). Cet argent, qui est détourné par les multinationales du tabac, va directement du portemonnaie des fumeurs dans celui de leurs actionnaires.
(Tous les montants en millions de CHF) | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2015 |
---|---|---|---|---|---|
Chiffre d'affaires produit par la vente de cigarettes | 4'129 | 3'872 | 3'898 | 3'819 | 3'657 |
Recettes de l'impôt perçu sur les cigarettes (TVA incluse) | 2'681 | 2'552 | 2'502 | 2'436 | 2'350 |
Recette de l'impôt sur les cigarettes si la recommandation de l'OMS de 70 % de taxation avait été suivie | 2'891 | 2'711 | 2'729 | 2'673 | 2'560 |
Perte fiscale | 210 | 159 | 227 | 237 | 210 |
[1] Déclaration de Dominique de Buman présentant la position de la majorité de la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national sur la loi pour l’imposition du tabac. Nous le citons ici plus complètement, en laissant au lecteur le soin d'apprécier le cynisme de nos élus quand il est question de la protection de la santé :
Le prix élevé du paquet de cigarettes devenait, et les statistiques sont là pour le prouver, dissuasif sur la consommation. C'est là qu'un des objectifs paradoxaux du Conseil fédéral pourrait ne pas être atteint, celui d'encaisser des recettes fiscales. Celles et ceux qui siégeaient dans le conseil il y a une dizaine d'années se souviennent d'une séance de commission où le Conseil fédéral était représenté par Messieurs Couchepin et Merz. Nous nous sommes alors rendu compte qu'un des conseillers fédéraux avait un objectif de santé publique, celui de réduire la consommation de tabac, mais que l'autre conseiller fédéral, le chef du Département fédéral des finances, avait intérêt à ne pas voir ses recettes trop diminuer. Cela avait donné lieu à un débat relativement empreint d'humour.
Le présent article remplace notre communiqué de presse du 15 mai 2020, qui était émaillé de quelques coquilles.
2020.05.17/pad