Le Théâtre de Carouge .. s’est en effet trouvé un grand parrain dont le siège international est dans la municipalité; un cigarettier aux trois lettres discrètes sur les programmes, mais dont les produits sont presque toujours bien en vue sur la scène.
Ce billet a été publié dans la rubrique Mauvais genre du Courrier de Genève le 7 mars 2014. Nous le reproduisons ici avec l'aimable autorisation de son auteur.
La Confédération songe à interdire la publicité pour les cigarettes. Mais non le parrainage de manifestations, culturelles ou sportives, par leurs fabricants. Il faut reconnaître que la différence entre l’une et l’autre est de taille: la réclame fait la promotion du produit, incite à sa consommation, alors que le parrainage valorise le porteur de maillot, la salle ou l’arène joliment décorée du logo. La première révèle une avidité mercantile; le second, la générosité du donateur. Pour celle-là on n’aura que méfiance; à celui-ci on saura témoigner toute sa reconnaissance.
Certains le savent même un peu mieux que d’autres. Le Théâtre de Carouge est un expert en la matière, depuis que son directeur actuel en a pris les rênes. Il s’est en effet trouvé un grand parrain dont le siège international est dans la municipalité; un cigarettier aux trois lettres discrètes sur les programmes, mais dont les produits sont presque toujours bien en vue sur la scène. C’est ainsi qu’en novembre dernier, on a pu assister à l’apparition successive, à intervalles réguliers, de pas moins de quinze cigarettes dans La double mort de l’horloger. La prouesse numérique est assez isolée, confessons-le: d’ordinaire quatre à cinq suffisent, pour ne pas céder à la débauche. Mais on ne peut que se féliciter de cette subite inflation: Carouge accueille régulièrement de jeunes collégiens, c’est dire si ce théâtre a vocation pédagogique. Or pour ce duo de pièces d’Ödön von Horváth, on a donc eu l’ingénieuse idée de montrer l’usage de la chose. Alors que la vaporette pourrait bien supplanter la cigarette, il était en effet de première importance de rappeler aux jeunes générations ces anciennes pratiques: le frottement du briquet, l’allumette qu’on craque, la flamme qui jaillit, la longue bouffée dans laquelle le fumeur semble déjà s’anéantir – ce qui pourrait être aussi une façon d’expliquer le titre assez funèbre de l’œuvre.
Il est vrai qu’on sombre parfois dans l’anachronisme: Le Mariage de Figaro, par exemple, était donné en costumes d’époque. Au XVIIIe siècle, pourtant, quand on ne chiquait pas, on prisait. C’est qu’alors on avait fin nez. Mais l’un des avantages de la cigarette est qu’elle permet aux comédiens de souffler. Et pour le directeur, qui est aussi metteur en scène à ses heures et semble souvent en panne d’inspiration, rien de tel qu’une bonne expiration: dans les volutes, un ange passe – asthmatique et toussoteux.
Le problème est que durant cette pause tabagique, un doute risque de se glisser dans l’esprit du spectateur rendu méfiant. Le Théâtre de Carouge prouve qu’il a la reconnaissance du poumon; et s’il avait aussi celle, je ne dis pas du ventre, mais des viscères? Car tous ces clystères, dans Le Malade imaginaire, cette chasse d’eau qu’on tire, ces bruits de tuyauteries interne et externe: comment ne pas les rapprocher du nombre significativement élevé d’entreprises de plomberie et sanitaires que compte l’agglomération carougeoise? Voilà des parrains qui peut-être ne s’avouent pas. Avec l’odeur de fumée et les relents d’égout, tout devient suspect: on subodore ! Ainsi, le public, qui n’est pas toujours de prime jeunesse, se voit souvent privé d’entracte; ne pourrait-on expliquer ce mépris des vessies les plus fragiles par la présence, sur ce même petit territoire, d’une société qui affirme vouloir lutter contre l’incontinence?
Tout cela vole assez bas, j’en conviens, et fais amende honorable. J’imagine d’ailleurs un moyen fort aisé pour que cela vole plus haut. Dans la longue liste des différents sponsors et partenaires dudit théâtre, je constate une étrange absence: celle de la traditionnelle «Fête de la tomate» dont s’enorgueillit la cité sarde. Les comédiens donnent beaucoup du leur, en tirant énergiquement sur le mégot. Le spectateur, lui, reste ordinairement calé dans son fauteuil, paresseusement. Il pourrait trouver là enfin l’occasion de se manifester, activement et joyeusement, dans le meilleur esprit carougeois. Je le vois se levant, la tomate à la main, sitôt qu’un autre rougeoiement viendrait à poindre sur la scène, pour aussitôt y répondre par un tir nourri de ces «légumes-fruits» qu’auront offerts gracieusement les organisateurs de la manifestation estivale. Une tradition en ranimerait une autre, qui s’était malheureusement perdue; culture maraîchère et culture littéraire, qu’un certain snobisme avait dissociées, se trouveraient réunies à nouveau; et surtout, l’on obtiendrait la confirmation que les frontières sont bien tombées entre la scène, la salle et les parrains.
Guy Poitry, Le Courrier, 7 mars 2014